Oubliez l’image poussiéreuse de l’épicier de quartier. Chez Julienne, Laurent Guardiola transforme la supérette en hub social, jongle avec la péréquation de marge pour absorber l’inflation et rêve d’un service de « véloturier » devant sa vitrine. Entre bons plans immobiliers, test-and-learn permanent et délégation progressive pour grandir sereinement, il nous partage les coulisses d’un concept qui carbure à la sincérité.
Comment décririez-vous le rôle de vos épiceries dans la vie de leur quartier respectif ?
Ça va peut-être paraître un peu « tarte à la crème », mais je considère avant tout l’épicerie comme un lieu de vie, avant d’être un lieu de transaction.
Les habitants du quartier, majoritairement situés à moins de cinq minutes à pied, passent chez nous deux à cinq fois par semaine. Ils se croisent, se reconnaissent, échangent avec l’équipe – quatre à six personnes par magasin – et cette proximité sociale, autant que géographique, constitue selon moi la clé de la pérennité du concept.
Quels critères – au-delà du loyer – ont pesé le plus lourd quand vous avez choisi l’adresse de votre dernière épicerie ?
La configuration du local a clairement primé : un rectangle simple à aménager, suffisamment profond pour installer une chambre froide à l’arrière et déporter, si besoin, le groupe froid à l’extérieur. L’emplacement est important, mais je n’en fais pas une condition absolue. Je pars du principe que, pour des achats très fréquents, un client parcourt volontiers une rue perpendiculaire. En revanche, la facilité de livraison – pouvoir se garer tôt le matin sans bloquer la circulation – et l’absence d’offre concurrente directe dans le quartier étaient décisives.
« (Les clients) se croisent, se reconnaissent, échangent avec l’équipe – quatre à six personnes par magasin – et cette proximité sociale, autant que géographique, constitue selon moi la clé de la pérennité du concept. »
À quel moment de la journée voyez-vous le plus gros pic de clients, et qu’est-ce que ça dit du mode de vie local ?
En semaine, nous observons globalement deux pics : le déjeuner entre 12 h 30 et 13 h 30, grâce notamment à notre offre de repas/corner, puis la sortie de bureau autour de 18 h‑19 h.
Le samedi, le pic se décale vers 11 h 30‑12 h 30. Entre 14 h et 17 h, nous restons ouverts en continu. Ce créneau attire un flux diffus que d’autres commerces perdent lorsqu’ils ferment pour leur pause. Cela confirme que, dans ces quartiers, les habitants apprécient une amplitude horaire large et la possibilité de compléter un achat alimentaire à tout moment.
Si vous aviez carte blanche pour ajouter un service de proximité demain, lequel ferait mouche auprès de vos riverains ?
Nous rendons déjà de petits services informels comme garder les clés de voisins, recevoir un colis, dépanner un habitant en urgence, etc.
Si j’avais carte blanche, j’aimerais éventuellement pousser plus loin cette logique de « conciergerie » avec du prêt ponctuel d’appareils (raclette, gaufrier), voire un service de « véloturier » qui stationnerait les vélos le temps des courses. La livraison à domicile se développera aussi, mais seulement quand notre base articles sera parfaitement connectée au site.
Quelle est votre plus grande gymnastique pour garder des prix accessibles face au contexte économique actuel ?
Je pratique la péréquation de marge, c’est-à-dire que le prix consommateur reste stable toute la saison, mais la marge varie selon les achats. Par exemple, les tomates grappes sont restées à 2,90 € / kg alors que mon coût passait de 1 € à 1,70 € puis 2 €. Aussi, certaines semaines je gagne 30 %, d’autres presque rien. L’important est d’ancrer un prix juste dans la tête du client et d’éviter les « yo‑yo ».
Sur les fruits et légumes, je ne monte jamais les tarifs. Au cœur de saison je baisse parfois, mais jamais l’inverse.
Plus globalement, comment est-ce que vous voyez évoluer le commerce de proximité dans les cinq prochaines années?
Toutes les études montrent que la proxi résiste mieux que les grands formats, mais la pression sur les coûts – énergie, salaires, loyers – s’intensifie. Je crois à la réussite des indépendants sobres : pas de sur‑investissement dans le décor, un respect absolu du client et une gestion de bon père de famille. Les locaux libres se multiplient, ceux qui font bien leur métier tiennent.
« L’important est d’ancrer un prix juste dans la tête du client et d’éviter les « yo‑yo ». »
Si vous aviez un bouton magique pour supprimer une étape lourde justement entre la détection d’un emplacement et l’ouverture d’une nouvelle épicerie. Qu’est-ce que vous feriez disparaître?
Les dossiers bancaires, sans hésiter ! Ils exigent énormément de justificatifs alors même qu’ils se déplacent rarement pour voir nos magasins existants.
Ensuite, je réduirais le délai réglementaire. Entre le dépôt en préfecture et l’autorisation de travaux, on peut perdre jusqu’à quatre mois. Cette latence pèse davantage que la recherche du local, qui reste la partie la plus stimulante du projet.
De quelles infos avez‑vous besoin en premier entre le trafic piéton ou la projection de chiffre d’affaires ?
Je ne compte pas le flux piéton, je regarde d’abord la densité résidentielle dans un rayon de cinq puis dix minutes à pied. Nombre d’habitants, pouvoir d’achat approximatif… cela suffit à estimer le potentiel. Le trafic devant la vitrine devient secondaire. Encore une fois, un bon concept doit, selon moi, pouvoir attirer le client même s’il doit faire quelques centaines de mètres en plus. Quant aux projections de chiffre, elles restent empiriques : tant que je n’ai pas testé l’offre sur place, il me paraît compliquer de modéliser un panier moyen au centime près.
« Les avis Google, les retours sur un produit lancé la semaine précédente, les échanges directs avec des clients… ce sont des signaux qui corrigent une trajectoire plus vite qu’un tableur. »
Pouvez-vous m’en dire un petit peu plus sur votre approche « test and learn », et comment vous mesurez concrètement l’impact d’une nouvelle idée sur le chiffre d’affaires ?
Notre approche est simple et pragmatique : on référence vite, on regarde la rotation et on tranche. Une saucisse repérée à Lyon arrive en boutique une semaine plus tard ; si elle se vend, on double la commande, sinon on arrête. Avec peu de références et peu de stock, le risque est relativement minime. Du coup, même un programme fidélité repensé autour de goodies se teste sans stress. Globalement je suis très « test and learn ».
Depuis 12 mois, quelle croyance « sacrée » de votre organisation avez-vous remise en question ?
J’ai accepté de m’éloigner de l’opérationnel quotidien et de déléguer. Nous sommes passés de sept à dix‑huit salariés, je me suis même associé à l’un de mes salariés pour sécuriser la continuité et, avouons‑le, pouvoir prendre enfin des vacances. Cette remise en question – ne plus être seul à la manœuvre – était nécessaire pour grandir sans y laisser ma sérénité.
Si vous ne pouviez suivre qu’un seul KPI réseau cette année, lequel garderiez-vous ?
Si je ne devais en garder qu’un ce serait, la satisfaction client, même si aujourd’hui elle reste informelle.
Les avis Google, les retours sur un produit lancé la semaine précédente, les échanges directs avec des clients… ce sont des signaux qui corrigent une trajectoire plus vite qu’un tableur